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Mot-clé : réchauffement climatique

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"Sense about science", une organisation pas très nette

J'ai dit ici-même tout le mal que je pensais de cette initiative de l'association britannique "Sense about science" qui consistait à  opposer des chercheurs à  des célébrités et people propageant des idées reçues sur l'agriculture, la santé, le nucléaire etc. Le résultat, navrant de paternalisme condescendant et de sensationnalisme, a même fait tiquer les bien-pensants de l'Association française pour l'information scientifique (AFIS), proches du mouvement zététique et de la lutte contre les pseudo-sciences !

Pourtant, soulignais-je alors, "Sense about science" mène d'autres actions respectables comme la sensibilisation au ''peer-review''. Mais qu'est au juste cette association et de quoi se réclame-t-elle ?

Sur la page d'accueil de son site, elle annonce fièrement :

Sense About Science is an independent charitable trust [founded in 2002]. We respond to the misrepresentation of science and scientific evidence on issues that matter to society, from scares about plastic bottles, fluoride and the MMR vaccine to controversies about genetic modification, stem cell research and radiation. Our recent and current priorities include alternative medicine, MRI, detox, nuclear power, evidence in public health advice, weather patterns and an educational resource on peer review.

Ma foi, de quoi rallier de nombreux scientifiques qui déplorent aujourd'hui la soi-disant montée des mouvements anti-science. D'autant que l'association peut se targuer d'être soutenue par la Royal Society. Mais voilà . Via Matt Hodgkinson (rédacteur en chef de BMC Bioinformatics), je réalise que derrière "Sense about science" se cachent "Global Futures", le très libertarien "Institute of Ideas" et le réseau "Living Marxism" (LM) qui défend une science et technologie (clonage reproductif y compris) libre de toute entrave et considère les écologistes comme l'égal des Nazis[1] ! Plus concrètement :

  • Fiona Fox, un des membres actifs du groupe de travail sur le peer review, est tristement célèbre pour avoir nié le génocide rwandais ;
  • Tracey Brown, Lord Taverne et d'autres membres du bureau de "Sense about science" sont connus pour leur prosélytisme pro-OGM et leurs liens étroits avec l'industrie de l'agro-fourniture ;
  • le Wellcome Trust britannique a refusé de les financer en estimant que la structure proposée pour le groupe de travail est extrêmement restreinte, que celui-ci court le risque d'être vu comme une stratégie fermée et de défense et que le projet est fondé sur de nombreuses hypothèses et très peu de preuves directes.

J'avais pris contact avec eux en décembre dernier pour traduire le dossier sur le peer-review en Français. Initiative qui avait été acceptée. Il va de soi qu'au vu de ces éléments, je ne saurai entretenir des liens avec ces gens-là ...

Notes

[1] D'après GMWatch. Autre exemple de leur position sur un sujet qui nous intéresse : dans un numéro de leur LM Magazine, Joe Kaplinsky reproche à  Sokal et Bricmont de ne pas aller assez loin : l'évaluation des origines des idées relativistes et la sous-estimation de leur influence est une faiblesse de leur livre, rien de moins ! Notons que Martin Durkin, réalisateur du documentaire controversé niant la réalité du réchauffement climatique d'origine anthropique, se réclame de ce mouvement.

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Un documentaire relance la controverse sur le climat

Aperçu chez Matthieu, un début (?) de dissémination virale pour ce documentaire sceptique vis-à -vis du réchauffement climatique, "The Great Global Warming Swindle", déjà  vu 450 000 fois sur Internet et largement blogué.

Voici les éléments qu'il avance :

  • le GIEC serait un panier de crabes ultra-politisé, peu honnête et loin d'être consensuel ;
  • le réchauffement climatique est devenue une industrie qui ne peut plus se dédire, au risque de menacer l'emploi et la crédibilité de milliers d'experts et consultants ;
  • l'augmentation de la concentration de CO2 n'est pas synchrone du développement industriel, et a dans le passé toujours suivi la hausse de températures plutôt que précédé ;
  • contrairement aux modèles et prédictions, l'augmentation de la température s'observe plus à  la surface de la terre que dans la troposphère ;
  • l'évolution des températures est extrêmement corrélé avec les taches et le vent solaires, plus qu'avec le CO2 (cf. graphiques à  33'44'') ;
  • le GIEC a été mis en place par Margaret Thatcher pour soutenir son virage vers le nucléaire ;
  • les modèles climatiques ne valent que ce que valent leurs hypothèses, au premier rang desquelles l'idée que le CO2 est responsable du réchauffement ;
  • la publicisation des résultats scientifiques biaise les recherches vers ce qui est intéressant, ce qui change, ce qui va dans le sens des tendances etc. ;
  • le GIEC a déjà  censuré des affirmations gênantes (57'28'') ;
  • l'Afrique pâtit des soi-disant politiques de développement durable interdisant les énergies fossiles et promouvant l'éolien ou le solaire.

On voit donc un pot-pourri d'arguments très divers, mais qui tapent à  certains endroits qui font mal : accuser le GIEC d'être politique, bien qu'évident, choque toujours le grand public et les scientifiques eux-mêmes ! Et accuser les militants écologistes d'être contre-productifs en Afrique fait également mal. De fait, les réactions des scientifiques (cf. RealClimate ou Climate Change Denial) répondent aux arguments scientifiques, et non à  ces dernières critiques. Surtout, le réalisateur Martin Durkin rassemble une belle brochette de chercheurs qui abordent chacun un des arguments, laissant croire qu'eux-mêmes sont d'accord entre eux sur la totalité : ce qui est loin d'être évident vu la nature essentiellement réductionniste de la science ! Et le tout sans contradicteur : la polyphonie, qui est à  la base du journalisme, a disparue.

Alors, la controverse relancée ? Etonnamment, elle est relancée dans la société civile. Car ce documentaire diffusé sur la chaîne britannique Channel 4 le 8 mars est destiné au grand public — tout sauf un moyen traditionnel de faire de la science ainsi que l'avaient déjà  montré à  leur insu Allègre et Galam. Sans connaître les forces à  l'œuvre en coulisses, on peut constater qu'amener la controverse dans le public n'est qu'un moyen de susciter le débat pour éventuellement faire fléchir les politiques internationales — car quel intérêt s'il s'agit juste de dire "on vous ment" ? Preuve du rôle central du public, que l'on retrouvait déjà  dans la vidéo sur le maïs OGM MON863…

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Pour quelques degrés de plus

Je ne me lasse pas des réflexions sur le réchauffement climatique en général, et le rapport du GIEC en particulier. J'espère que vous non plus ! Le présent billet s'intéresse au passage suivant du troisième rapport du groupe 2[1], adopté en séance plénière le 16 février 2001 (c'est moi qui souligne) :

Totalisé à  l’échelle du globe, le produit intérieur brut (PIB) mondial pourrait augmenter ou diminuer de quelques points de pourcentage pour une élévation de la température moyenne à  la surface du globe ne dépassant pas quelques degrés Celsius (degré de confiance faible) et des pertes nettes plus importantes s’en suivraient dans le cas d’une élévation plus grande (degré de confiance moyen).

Il s'agit de la traduction officielle en français. Mais voilà , le texte approuvé a lui été rédigé en anglais. Et les quelques degrés Celsius y étaient décrits comme a few Celsius degrees. Très bien, et alors ?

Eh bien, comme le raconte magnifiquement (pp. 70-72) Jean-Pascal van Ypersele, physicien et climatologue délégué de la Belgique à  cette réunion, cet a few correspondait dans le rapport des experts à  une valeur d'environ 2 °C. Mais,

Il est clair que ceux qui ne croient pas avoir intérêt à  ce que les émissions de CO2 et autres gaz à  effet de serre diminuent préféreraient que ces seuils soient plus élevés, et aussi moins précis. Cela n’a pas échappé au chef de la délégation de l’Arabie Saoudite, conseiller du ministre du pétrole. Il nous dit la main sur le coeur : « Pourquoi utiliser des chiffres ? Parlons plutôt de petit, moyen ou grand réchauffement ». Le délégué chinois (soutenu par la Thaïlande et Guyana) va plus loin et propose de supprimer le paragraphe.

Van Ypersele argumente et plaide pour la conservation du paragraphe, qui est nécessaire à  la compréhension du reste du texte. Alors,

Le délégué du Royaume-Uni (soutenu par la Nouvelle-Zélande) propose de remplacer « 3 °C et plus » par a few, ou par « environ » (roughly) suivi d’un chiffre. Les Pays-Bas disent qu’ils pourraient accepter de remplacer « 2-3 °C » par a few. Les Emirats arabes unis sont favorables à  cette proposition. Dans un souci de simplification du paragraphe, le Royaume-Uni propose d’écrire qu’il y aurait des gains en dessous de a few °C et des pertes au-dessus.

Voilà  donc a few en position de s'imposer. Mais le délégué belge, soutenu par les délégués de la Suisse et du Bénin (francophonie oblige !),

explique que, à  [son] avis, il est très trompeur de remplacer « jusqu’à  environ 2 °C » par up to a few, qui sera sans doute traduit par « quelques » en français, et donc interprété comme « jusqu’à  environ 3 °C ». [Il] plaide pour 2 ± 1 °C, ou pour l’usage d’adjectifs comme small, moderate ou high définis par des intervalles de température dans une note de bas de page. Le Royaume-Uni, peu enclin à  écouter des arguments qui relèvent d’une autre langue que l’anglais, laisse tomber « I have no problem with ‘a few’ ».

A few emporte finalement le morceau. Et il s'avérera plus tard que a few s'intreprète en chinois comme de 1 à  10 et jusqu'à  6 en russe ! On est donc bien loin des environ 2 °C initiaux. Seule concession qui sera donc faite aux délégués réticents : que chaque traduction de ces a few °C dans les cinq autres langues des Nations unies soit accompagnée par l’original anglais entre parenthèses pour tenter de diminuer quelque peu le risque de mauvaise interprétation

Voilà  où va se loger la politique au sein du GIEC, et en particulier au sein des groupes de travail 2 et 3 comme le remarquait Amy Dahan-Dalmedico. Aussi un autre argument en faveur de la diversité linguistique au sein de la science et la technologie, et en particulier de la défense du français !

Notes

[1] Rappelons que le groupe 2 s'intéresse aux conséquences probables du changement climatique sur la biosphère et sur les systèmes socio-économiques.

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Epistémologie, changement climatique et attitude scientifique

Puisque le réchauffement climatique est actuellement un sujet chaud (désolé…), profitons-en pour l'étudier sous les angles qui nous sont familiers : après la sociologie, l'épistémologie. Le mois dernier, l'épistémologue Nicolas Bouleau déposait un preprint sur l'archive en accès libre HAL, qui est une réflexion sur l'attitude scientifique et le statut épistémologique des sciences du climat : "Le changement climatique anthropique était-il réfutable en 1925 ?" En 1925 car Bouleau profite du recul pour s'intéresser aux Notes sur la variabilité des climats de Jean Mascart, synthèse remarquablement complète des travaux disponibles à  cette date (plus de 3100 références analysées).

Dans son ouvrage, Mascart reste très modeste et prudent vis-à -vis de la complexité de son objet d'étude. Il sait que plusieurs théories peuvent cohabiter, parfois de nature différente (formalisme mathématique, calcul astronomique ou thermodynamique, explication géographique ou économique) et que les interactions entre les divers phénomènes et effets sont très grandes. De fait, avec une relative prudence, il conclut sur la nécessité d'améliorer les observations, le soin et la comparabilité des mesures, ainsi que leur conservation et leur recensement.

Là  où cela devient intéressant, c'est quand Mascart regrette que les auteurs caressent l'espoir de trouver des origines simples et uniques aux variations climatiques, accumulant ainsi les théories explicatives, complétées par des hypothèses car elles ne peuvent se suffire à  elles-mêmes. Et Mascart de montrer que les réfutations des théories par des contre-exemples, comme il est courant à  l'époque, infirment en fait les nombres et les chiffres des conclusions mais non ces théories elles-mêmes qui conservent une certaine part de vérité possible et contribuent à  la compréhension.

Alors, le programme de Popper n'est pas applicable : on ne peut réfuter une théorie, y compris parce que la dimension chronologique limite notre capacité à  savoir si une théorie est réfutable ou non, sachant que les conséquences de celle-ci ne seront sensibles que dans un siècle ou deux. Au contraire, on retrouve des éléments des programmes de Lakatos, Quine et Feyerabend :

il convient avant tout de favoriser les conditions de programmes de recherche plus coopératifs et soucieux de données plus précises et plus comparables (Lakatos), on doit aussi reconnaître que les séries chronologiques de chiffres sont toujours finies et sont susceptibles de plusieurs interprétations qui sont chacune perfectibles et peuvent s'adapter à  de nouvelles mesures (Quine), et que finalement, il est imprudent de rejeter quoique ce soit définitivement par des considérations méthodologiques a priori, qu'il vaut mieux laisser sa chance à  toutes les idées (Feyerabend).

Donc le changement climatique anthropique n'était pas réfutable en 1925, au sens poppérien du terme. Qu'en est-il aujourd'hui ? La conception poppérienne de la science est bien esquintée (à  part dans des cas idéaux), et les chercheurs ne sont plus dupes de la réfutabilité ou non-réfutabilité de leurs théories. La dimension chronologique est une constante, c'est en formulant des théories qui satisfont correctement les contrôles aujourd'hui disponibles mais dont on ne sait pas nécessairement si elles pourront être réfutées, que l'on fait avancer nos connaissances.

Aujourd'hui, l'attitude la plus scientifique serait donc d'attendre avant de se prononcer sur telle ou telle vérité, telle ou telle cause ou conséquence, en essayant de contribuer aux travaux de recherche en cours : attendre de meilleures observations, attendre aussi que la communauté scientifique travaille de façon plus solidaire en échangeant les informations et les critiques de sorte que les hypothèses ad hoc finissent par être délaissées. Cette attitude que Bouleau qualifie de minimale conduit à  la victoire permanente des faits accomplis : OGM, brevets sur le vivant et autres avatars de la technoscience d'origine parfois incertaine sont imparables dans un système aussi conformiste et où, même une fois que la science a progressé, la situation est rigoureusement aussi embrouillée qu'avant.

Bref, il ne faut pas laisser s'installer cette attitude scientifique minimale qui s'en remet aux progrès de la science pour éliminer les représentations les moins pertinentes, (…) indissolublement liée à  la croyance que les hommes sont bons, et que les groupes, nations, organisations, firmes, réseaux, sont inoffensifs. La solution ? Prendre les devants, anticiper. C'est à  la communauté scientifique de s'activer et ne pas s'en tenir à  la quête d'objectivité dans laquelle la société tend à  la maintenir. Comment ? Par la modélisation, langage que les scientifiques sont les seuls à  maîtriser.

Une voie se dessine alors qui consiste, non seulement à  critiquer les résultats ou méthodes des collègues pour les améliorer, mais à  critiquer les expérimentations et modélisations en tenant compte des intérêts qu'ils avantagent et en s'attelant au travail imaginatif d'envisager leurs conséquences éventuelles.

Où l'on voit que réfléchir au statut des sciences du climat en 1925 peut nous emmener bien loin…

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Les coulisses du GIEC

Le dernier rapport du GIEC a donc été rendu public hier. Vous pourrez bientôt pouvez lire les commentaires qu'en fait Amanda et d'ores et déjà  constater que les pressions ont été fortes sur les experts du GIEC comme sur tous les experts du climat (avec en première ligne ExxonMobil, encore !).

Mais nous souhaitons ici nous intéresser au GIEC lui-même, pour voir — selon une formule courante en sociologie des sciences — ce que fait le GIEC et ce qui fait le GIEC. Le GIEC, créé en 1988, ce sont d'abord 2 500 chercheurs venus de 130 pays, divisés en plusieurs groupes de travail (pour les amateurs de vidéos qui n'ont pas peur de l'anglais, je les renvoie vers cette page). Le rapport rendu hier est celui du groupe 1, qui recense les bases scientifiques physiques sur le phénomène climatique. Selon Le Monde,

Le groupe 2 diffusera en avril à  Bruxelles ses conclusions sur les conséquences probables du changement climatique [sur la biosphère et sur les systèmes socio-économiques]. (…) Suivront le rapport du groupe 3 sur les options envisageables [et les réponses stratégiques], attendu en mai à  Bangkok, puis un rapport de synthèse qui sera publié en novembre en Espagne.

Un rapport scientifique, donc. Mais les travaux de l'historienne et sociologue des sciences Amy Dahan-Delmedico nous offrent un éclairage différent. Attention : il ne s'agit pas de dire que le GIEC n'est pas scientifique ou autre jugement à  l'emporte-pièce souvent attribué à  tort aux sociologues des sciences. Mais, selon un article récent qui va me servir de trame[1], il s'agit de montrer comment sa structuration en trois groupes de travail, les études qu’il suscite, l’agenda qu’il définit, tendent à  reconfigurer l’ensemble du champ.

Trois groupes de travail

En 1990 comme en 1995 et en 2001 (quid de 2007 ?), c'est le groupe 1, celui des climatologues, qui a eu la plus forte audience et dont les conclusions ont été reprises le plus largement. S’appuyant sur une longue tradition de recherches, leurs modèles de circulation générale — seuls outils qui permettent de se projeter quantitativement dans le futur — jouent un rôle crucial. Pourtant, les rapports entre les trois groupes de travail se modifient au cours du temps, notamment sous l'influence du processus politique. De fait, les économistes acquièrent un poids de plus en plus grand : comme l'évaluation économique des dommages (groupe 2) se heurte à  de très grandes difficultés, leur travail se concentre surtout dans le groupe 3 et résultera dans le protocole de Kyoto. Les économistes s’efforcent d’élaborer des mesures de mécanismes de marché concernant la réduction des émissions, dans un contexte assez confus de vives controverses. En particulier, une mise en scène autour de l’expression droits à  polluer oppose une rhétorique de l’efficacité et de la puissance du marché (incarnée par les USA et d’autres pays de l’OCDE) à  une rhétorique de l’environnement et de l’équité (Europe, écologistes). Après Kyoto, les modèles économiques n’ont plus à  explorer que des trajectoires arrivant toutes à  un même point, celui fixé par le résultat des négociations. Ce moment marque les débuts de la montée en puissance du groupe 2, celui s’occupant des impacts, de la vulnérabilité et de l’adaptation au changement climatique.

Co-construction des connaissances

Le GIEC a un credo officiel, constamment réaffirmé par les présidents successifs, selon lequel il a seulement les moyens et la mission d’évaluer les recherches déjà  existantes. Un rôle de "consommateur" de la recherche, en quelque sorte. Pourtant, le GIEC a contribué incontestablement à  reconfigurer la recherche sur le changement climatique en mettant en avant des questions peu considérées jusque-là  : rôle des sols et des forêts, prédictions régionales, vulnérabilité à  la montée des eaux (par exemple, le rapport "Land Use, Land-Use Change and Forestry" (2000), demandé par le SBSTA, a souligné l’importance de la séquestration du carbone et orienté des recherches vers les cycles du carbone). Vu que les motivations du GIEC sont aussi politiques, l'enjeu n'est pas mince. De fait, on est loin ici du processus linéaire de la recherche ("à  la science les faits et la connaissance, à  la politique les valeurs et les décisions"). Au GIEC comme plus généralement dans le domaine du changement climatique, il y a un aller-retour constant entre le scientifique et le politique. C'est le cas des modèles de circulation générale (GCM), dont l'utilisation comme outil de prévision du changement climatique est grandement déterminé[e] par leur utilisation pour la décision politique – les chercheurs et les politiques renforçant mutuellement leur légitimité par le recours aux GCM. On voit un des effets de cette co-construction dans l'utilisation des "ajustements de flux", un procédé empirique parfois utilisé dans les modèles pour corriger les dérives dues aux défauts des couplages entre océan et atmosphère, qui constituait il y a encore 10 ans la meilleure façon de produire des prévisions "réalistes" à  long terme. L’enquête auprès de différents centres de recherche atteste que tous les modélisateurs étaient d’accord sur le caractère peu rigoureux de cette technique, mais certains considéraient qu’on pouvait l’utiliser tandis que d’autres l’évitaient ; or, ce choix dépendait de facteurs institutionnels et sociaux (liens avec l’IPCC ou recherche d’abord académique), bien plus que scientifiques.

Fabrication d'un consensus

Il est remarquable de voir dans le GIEC une fabrication de consensus propre à  l'activité scientifique, traversé en plus par des tensions politiques. Mais à  ce titre, le résumé pour décideurs a un statut bien différent du rapport complet (quelques milliers de pages). Ce dernier constitue un état des lieux de la connaissance scientifique relativement fidèle et satisfaisant, faisant même apparaître les divergences et les incertitudes dans les résultats alors que le premier, discuté mot par mot en séance plénière pendant la semaine écoulée, représente inévitablement une sélection et une synthèse pour trouver un consensus entre les politiques. Les discussions en séance plénière sont bien un processus intensément politique où s’exprime toute une gamme d’intérêts nationaux divergents : les pays [insulaires du Pacifiques] plaident pour l’introduction d’une rhétorique du risque, les pays producteurs de pétrole plaident pour la mention répétée des incertitudes scientifiques et celle de gaz autres que le CO2 ; les pays en développement veulent mentionner le poids des émissions passées, les pays du Nord insistent sur les émissions futures...

Enjeux géopolitiques

Comme l'affirme un chimiste du Bengladesh, membre du groupe 2 : Dans le 1er Rapport du GIEC, on parlait de molécules, dans le 2e Rapport, de molécules et de dollars, dans le 3e, on a introduit enfin les humains, et désormais cela va aller croissant. Cela signifie que le groupe 2 prend de l'importance, notamment avec la question nouvelle de l'adaptation et une critique grandissante de la modélisation, vue comme un "langage du Nord" qui a eu ses mérites mais ne peut plus suffire aujourd’hui. Ce que les pays du Sud dénoncent, c’est le cadrage politique du régime du changement climatique dans lequel la modélisation numérique a occupé une place trop longtemps exclusive. La méthode des modèles consiste principalement en la résolution numérique d’un problème mathématique d’évolution dont on fixe l’état initial. Or, ce qu’expriment ces critiques, c’est que, utilisée dans le cadre politique, la méthode efface le passé, naturalise le présent et globalise le futur. Ainsi, en fixant l'instant initial à  l'année 1990 (année du protocole de Kyoto), cette vision "physiciste" efface un ensemble de conditions politiques, économiques et sociales héritées de l’histoire et globalise (le méthane produit par les rizières d’Asie étant par exemple confondu avec le CO2 des voitures du Nord !).

[Mà J 02/08/2007] : Au final, c'est bien une image différente du GIEC qui ressort. Et il devient difficile de continuer à  affirmer, comme le Secrétaire général de l'Organisation météorologique mondiale qui a co-fondé le GIEC, que celui-ci s'est imposé sur la scène politique mondiale parce que le contenu scientifique y a toujours primé sur le reste !

Notes

[1] Dahan-Dalmedico et Guillemot 2006, "Changement climatique : dynamiques scientifiques, expertise, enjeux géopolitiques", Sociologie du travail, vol. 48, n° 3, pp. 412-432

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